9 janvier 2010

• Au dépôt des marchandises

Je raccroche en ayant noté la suite de chiffres. Derrière ce code, mon colis, bloqué dans ma ville depuis 2 jours. Je souligne de deux traits nerveux : ouvert le samedi de 7h à 8h seulement. Il s'agit de réussir à se lever suffisamment tôt demain pour être à l'heure au dépôt. Mon client attend sa commande depuis tellement longtemps. Entre les imprimeurs qui n'ont pas été livrés en papier et les messageries qui ne s'aventurent plus sur les routes... autant prendre les devants en allant directement au dépôt si c'est tout près.
Ce matin, à 7h30, j'arrive au dépôt. Pas grand monde sur la route. Ce qui distingue le bâtiment de ses voisins, uniquement des portes béantes, fermées et assez grandes pour accueillir le cul des bahuts, devant les quais de déchargement.
Ma voiture dérape sur le parking blanc de neige, tapissé de traces de gros cubes ayant manoeuvré quelques minutes plus tôt. Je m'assure que je ne gène pas le passage d'un de ces camions, et sort de la voiture. Croutch, croutch, il fait nuit, mes bottes parlent dans la poudreuse, et je m'approche de la seule lumière allumée, distillée sous l'une des portes automatiques, levée à 60 cm seulement du sol, certainement pour garder le chaud.
Je rentre dans le hangar immense, baigné de lumière blafarde. Une quinzaine de fourgons, portes battantes ouvertes sont déjà au chargement. Au milieu, un long convoyeur de colis et de paquets grince avec le rythme d'un métronome. Les hommes travaillent déjà à cette heure. Plus tard, je comprendrai 'encore à cette heure', car personne n'a dormi depuis hier matin.
Il fait un froid tout aussi saisissant dedans que dehors. Un homme avec une parka et des gants épais (ils ont tous des parkas et des gants épais) me dévisage en me croisant à toute vitesse.
"Oui ?" a-t-il eu le temps de dire, tout en faisant un petit nuage de vapeur avec sa bouche.
"Heu, on m'a dit que je pouvais chercher un colis en souffrance ce matin avant 8h"
"Oui, pour quelle destination ?"
"Pour mon quartier..." "On va regarder ça, hey Eric, c'est bien dans ce tas-là les colis pour ce quartier ?". Dans le bureau éclairé : "Ouais..." Les mots résonnent, et un poste allumé dans un coin que je n'ai pas localisé déverse quelques notes qui ne semblent pas être en ordre parmi les grésillements.
Des collègues croisent la personne, en lançant d'autres borborigmes, rythmés par des rires gras et lourds. J'arrive en pleine conversation gueulée dans le dépôt, entre la seule fille présente et tous ces mecs qui fouinent avec des Gencodes et des rolles partout.
L'endroit est brut, j'ai le temps d'observer un peu le site de travail. Un ordinateur qui me semble dater de 1985, bancal dans sa caisse en tôle avec son grillage mal peint, est constellé de stickers du siècle dernier. A côté, une machine à café allumée adossée au mur en parpaings. Ah ! C'est bon à savoir, je crois que ça va être plus long que prévu.
Une voix surgit par derrière "Vous savez, j'ai pas encore dormi, alors votre paquet, on va regarder tous les deux où il peut bien être."
"J'ai le numéro si vous voulez" dis-je en m'attardant sur quelques palettes de l'autre côté, pleines de paquets couleur kraft. Sur le panneau "Colis non livrés à Rouen". Juste quelques dizaines visiblement, pense-je.
"Mon paquet est blanc, et fait telle dimension". "
Ah, un blanc, ça va aller vite. C'est celui-ci : non. Celui-ci : non, celui-ci : OUI !"
Chic, dans 10 minutes, je serai chez moi.
"Bon, faut que j'imprime le bon. Vous me suivez".
"C'est combien le café à la machine ?"
"30 !"
Le gars part avec mon paquet à l'ordi. Il se retourne : "centimes, hahaha". C'te bonne blague.
"Bien. Je signe où ?". "Attendez, l'imprimante, il faut qu'elle chauffe, je reviens".
De longues minutes s'écoulent, toute autre personne qui me croise me demande "on s'occupe de vous ?". "Oui oui, j'attends que l'imprimante chauffe" (Pas réveillé, dans un hangar glacial, à dire qu'on attend que l'imprimante chauffe...).
De temps en temps, le type repasse avec un papier, ou un cahier, ou un gobelet de café, ou juste rien. "Toujours pas chaude cette putain d'imprimante", peste-t-il contre lui-même au cinquième passage.
J'écrase mon gobelet de café infame dans la grosse boite faisant office de corbeille, pendant qu'un collègue, visiblement plus réveillé que les autres me dit : "Encore là ? Hey Stéphane, ton client-là, il a pas son bon ?" (au loin) "Nan, cette putain d'imprimante de merde s'allume pas, c'est de la daube, faut attendre".
Le gars regarde sur l'écran et lui dit : "Hey Stéphane, faut cliquer sur OK pour que ça imprime, espèce d'abruti".
(au loin) "Ta gueule hey, j'ai cliqué". "ben non, t'as pas cliqué". la nana passe à toute vitesse en faisant "clic clic clic" avec un sourire moqueur. je rentre doucement dans le bureau, l'imprimante crache le bon que j'attends depuis maintenant 12 bonnes minutes. Le type rentre dans le bureau : "Bon, z'avez vu hein, tout arrive, et j'ai cliqué hein, mais juste, cette saleté de bécane, elle imprime quand elle a le temps vous voyez, bon, vous signez là". Son collègue se fiche de lui à travers la vitre, et lui rétorque "Mais putain, ta gueule, j'ai pas encore dormi moi, tête de "biip"", avec un grand sourire fatigué.
Quelques instants plus tard, je me retrouve a faire des croutch croutch dans la neige, mon colis récupéré, et un drôle de goût de café dans la bouche. Je repars en dérapant un peu sur le parking. je regarde le colis retrouvé, satisfait. Instants choisis d'un samedi matin ordinaire.
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